L’État
#Etat #système #France #pays
Version courte (m à j août 2024)
Tout ce que vous croyez à propos de l’État est faux.
Donc toutes vos adorations ou haines envers lui sont insensées, car une illusion est potentiellement dangereuse, parfois aidante, et toujours décalée avec la réalité.
On échoue systématiquement à améliorer la société si on agit en raisonnant à partir d’illusions (donc à partir de fausses certitudes).
Nos réactions sont prévisibles et contrôlables tant que nous prêtons foi à une illusion répandue et répertoriée par un pouvoir ou un autre.
L’indifférence est une forme de déni ; l’indifférence n’est pas la sagesse.
La sagesse implique une forme de connaissance et de réponse ajustée (harmonie besoin personnel et insertion collective),
tandis que l’indifférence est une réponse décontextualisée égocentrée.
version longue (m à j mai 2024)
Contexte et intention de cette page
Aujourd’hui, l’État est omniprésent dans nos espaces, parfois perçu comme protecteur, parfois perçu comme geôlier, induisant soit une adoration de l’État (notamment en réaction à une peur de la mondialisation marchande) jusqu’à une haine de ce dernier (notamment quand l’État a opprimé un groupe culturel en particulier).
Je souhaite montrer ce qu’implique de l’adorer, de le haïr, ou de s’en ficher : rien de constructif. Cela dans le but de focaliser plus utilement nos énergies militantes.
Ici une critique de l’État républicain qui ne vise absolument pas à détruire l’État, mais à arrêter de nourrir des fantasmes dangereux à son égard -dans le but de délaisser les conduites moutonnières délétères qui découlent de ces fantasmes.
(…)
Pour avoir vécu quasiment tout le temps en France, et pour être dans une démarche de faire confiance à mes observations, je précise que cette page (et toutes celles relatives à l’État, et au « système »), ne sont pas des documents prétendant détenir une vérité approuvée, mais sont surtout des expérimentations éprouvées.
Néanmoins, mon discours s’appuie aussi sur des cours officiels de Droit, suivis à la fac LEA et au cours du BTS ESF.
Si je considère deux perceptions opposées de #l’État
« Il est notre rempart contre le chaos » et
« Il est une organisation brutale qui détruit toutes les personnes ne se soumettant pas à lui »,
je trouve néanmoins des points communs entre ces extrêmes :
° personnification de l’État (validation implicite du concept juridique de personne morale, et du langage journalistique),
° assujettissement de chaque individu (sauvé ou détruit par la machinerie étatique),
° haine (soit des personnes opposées au système, soit du système).
NB1. L’État se subdivise en services déconcentrés, décentralisés, et se rajoutent des collectivités territoriales et des corps et agences d’État, mais… je ne rentre pas dans ces divisions juridiques : dans ce blog, « l’État » représente la totalité de toutes ses sous-divisions.
NB2. Les personnels au service de l’État n’ont généralement pas le droit de critiquer l’État (obligation de réserve), je ne présume donc pas de leur amour ou désamour de l’institution qui les emploie.
L’État : LE concept juridique (de la #République)
Autour de ce concept, des personnes physiques s’alignent (plus ou moins) sur des décisions pyramidales prises au dessus d’elles, et mènent des actes concrets (sécurisation d’un périmètre, violences armées contre la foule, écoles, services sociaux, tribunaux, levées de fonds, gouvernements…)
Un concept n’existe que dans un imaginaire culturel commun.
Pour le dire autrement : l’État n’existe pas en tant que personne pensante, tel que nous le personnifions (à chaque fois que l’on entend « l’État a décidé… l’État a interdit…).
Bien que le concept juridique de personne morale tente de s’imposer à tous, via une scolarité et un journalisme de masse, la réalité et les implications de l’État sont hors de portée de la connaissance de la plupart des humains.
Les représentations que l’on se fait des missions et des contours de l’État sont une image mentale. (Cette image fusse‑t-elle une représentation personnelle, clanique, ou juridique, admise de plein gré ou imposée).
Nos conclusions personnelles sur le sujet sont une représentation simplifiée, basée sur une méconnaissance de la totalité de ce qui se passe réellement sur le terrain au nom de cette entité État.
Une représentation imaginaire, ne veut pas dire qu’elle est anodine.
Une illusion est potentiellement dangereuse, parfois aidante, et toujours décalée avec la réalité.
On échoue systématiquement à améliorer la société si on agit en raisonnant à partir d’illusions (donc à partir de fausses certitudes).
Avant d’aller plus loin, je souhaite interpeler spécifiquement les personnes qui se sentent éveillées (parce qu’elles font partie d’un groupe d’entraide en cas d’effondrement du système, parce qu’elles ont accès à des sites internet révélant des documents classifiés secrets, parce qu’elles ont compris mille et une manigances des gouvernements successifs et des entités de pouvoir occultes, ou autre…).
Pour ce que valent mes conclusions des discussions que j’ai pu avoir avec beaucoup de personnes se définissant politiquement éveillées :
ce que ces personnes ont compris d’un côté de l’équation, les aveugle encore plus de l’autre.
Par exemple, les amis qui ont compris qu’il y a une distorsion de réalité dans certains discours extrêmes queer, sont aveugles aux distorsions de réalité qui animent leurs sources d’information complètement réac.
Et en parfait miroir, les amis qui ont compris les manipulations de (l’extrême) droite sont souvent aveugles aux manipulations grégaires dont ils ont emboité le pas, dans leurs groupes d’appartenance soit-disant ouverts d’esprit.
Tous les mécanismes de dominations pointés du doigt à l’extérieur de nous-mêmes semblent se révéler être des cache misère intérieure.
La personnification de l’État
Elle consiste à dire, par exemple : « l’État a conclu un marché avec Vinci » ou « L’État a déclaré la guerre ».
De telles phrases sont compréhensibles, d’un point de vue juridique, de par le concept de personne morale.
Mais c’est un langage trompeur, dans le sens où il habitue à se représenter l’État comme un personnage qui irait, avec ses jambes, ses bras, et sa volonté propre, signer un contrat, un acte, un décret…
(Ce personnage se situant quelque part entre le père Noël et le père fouettard, selon le niveau d’adoration ou de haine de l’État).
La réalité est que une ou des personne(s) ont signé quelque chose, de leur propre volonté ou en se conformant à une décision d’un groupe (une instance, un parlement, une commission, un cabinet ministériel, une agence privée…).
Et ce qui a créé la décision de ce groupe, de cette instance, est un mystère.
On a l’impression de comprendre ce qui préside aux décisions à partir d’un argumentaire structuré, dans le spectacle des débats publics qui ont précédé un vote. Mais,
d’une part ce qui est visible est un langage codifié qui ne reflète pas nécessairement les vraies motivations (émotions, conflit d’intérêt, ignorance, corruption, mimétisme grégaire…)
d’autre part, la plus grande partie de la construction de la décision finale ne s’est pas jouée en public.
Quand l’assemblée vote, savez-vous précisément quelles influences ont subi chaque député.e ?
Au delà des déclarations de façade reprises dans des médias acquis, savons-nous vraiment pourquoi un gouvernement a décidé telle ou telle mesure ?
Et en plus d’ignorer la cause réelle des décisions prises, sommes-nous au courant ne serait-ce que du 2% des décisions prises, lois, décrets… ?
Le mystère autour de ce qui a réellement motivé les personnels dirigeants à se ranger à une conclusion n’implique pas seulement l’hypothèse d’un double discours mensonger :
il peut aussi s’agir d’un manque de conscience de tous les tenants et aboutissants.
Par exemple, est-ce que chaque personnage politique qui a facilité le suremploi des intrants agricoles nocifs, du pétrole, et du nucléaire, a vraiment une conscience entière des enjeux vitaux ainsi menacés ?
(Un bon pactole en sous-main, et un repas bien arrosé ou une menace, font parfois réellement oublier les idées d’origine sincères).
Ce n’est pas parce qu’on écoute un journaliste chargé de réfléchir à notre place qu’on est mieux renseigné.
Ce n’est pas parce qu’un discours entretient notre flamme patriotique ou nous flatte en tant que membre d’un prétendu peuple souverain, que nous serons respectés.
La personnification de l’État, et le recours aux concepts illusoirement valorisant, font partie des nombreux éléments de langage qui brouillent une compréhension précise des rouages.
Un autre exemple de simplification qui dessert la clarté :
Lorsqu’un discours proclame « l’État a investit un million pour la santé » cela ne veut pas dire que l’État a eu une quelconque volonté, ni que cela va améliorer la santé de la population.
Cela veut dire que l’orateur plébiscite son gouvernement, qui a redirigé un million (parmi les milliards prélevés aux citoyens) vers …
« le secteur de la santé »,
ce qui est un autre raccourci de langage :
Il se peut que cet argent serve à payer une grande entreprise, sans améliorer la santé des populations, notamment s’il s’agit d’un soutien à un programme de médicaments conçu par des groupes financiers matérialistes -qui cherchent à vendre une série de produits qui ne soigne qu’à moitié, ou soigne quelque chose tout en rendant malade d’autre chose, afin de s’assurer une clientèle permanente.
- Est-ce que vous ressentez le besoin de molécules chères (à effets secondaires) pour supporter une vie effrénée,
ou est-ce que vous ressentez le besoin gratuit de vivre moins stressé pour guérir spontanément partout où le corps le peu, dans de bonnes conditions de vie et la disposition mentale adéquate ?
La sacralisation de l’État
Un nombre réduit de personnes ont accès à des commandes de #pouvoir. Et ces personnes ne sont pas nécessairement bienveillantes.
C’est une évidence.
Ce qui est surprenant est la chose suivante : beaucoup d’électeurs sont méfiants vis à vis des politiciens au moment des élections ; en toute logique, ces électeurs devraient ensuite se méfier de ce que ces politiciens vont faire, une fois aux manettes de l’État.
(Les manettes de l’État ne sont pas qu’aux mains des politicien.ne.s ; je fais là un raccourci de pensée car je ne peux pas traiter tous les sujets à la fois, notamment les pouvoirs en arrière plan).
C’est lors de l’intronisation des élus que le phénomène stupéfiant se produit : les anciens candidats suspects sont soudainement perçus comme de légitimes représentants de l’État.
Cela, comme si l’État avait une baguette magico-législative susceptible de transformer des candidats suspects en dirigeants respectables.
En réalité, ce sont les mêmes humains qu’avant.
A ceci je veux rajouter deux nuances.
1) Les élus ne sont pas nécessairement malveillants : il arrive qu’ils soient à la fois dévoués et compétents ; donc je ne les mets pas dans un même sac.
Le discours « tous les mêmes » fait souvent suite à un manque d’observation en profondeur, voire à une ruse pour ne pas s’avouer ignare (en se déclarant implicitement meilleurs qu’eux). C’est une pure illusion générée par l’orgueil.
Il est vrai qu’aucun n’a les moyens de s’opposer frontalement à l’industrialisme financier destructeur. Mais selon les personnes en place, un gouvernement, un conseil municipal, freine ou accélère la perte des droits sociaux, permet ou restreint la liberté de penser, épand ou interdit les pesticides dans l’espace public, etc..
2) les élus ne dirigent pas tout ; et même quand ils ont un pouvoir, quasiment personne ne sait les pressions qu’ils subissent.
Pour avoir vécu (trop) longtemps à Toulouse, j’ai à plusieurs reprises visité la salle des illustres : avec ses murs peints pour décrire une épopée, elle est un bel exemple de la tentative de sacralisation de la République et de ses crédos.
L’envie qu’un État nous sauve, ou organise la vie à notre place dans notre intérêt… s’amenuise dès que l’on regarde les pollutions légales, les ventes d’armes ou guerres légales…
Mais à quoi bon se rebeller contre ce concept, puisque même en son absence, l’humanité serait encore pétrie d’innombrables illusions et concepts imaginaires.
Détrôner le concept d’État, en l’état de actuel de nos mentalités, ne servirait qu’à changer le nom du système de gardiennage.
La croyance que l’État nous protège du pire, est juste une croyance controversable ;
et à l’opposé, la croyance que détruire l’État améliorerait la société, est aussi une croyance controversable.
L’ #orgueil nourrit ces deux croyances :
L’orgueil est capable, à certains moments de notre vie, de nous faire croire que l’on serait extraordinaires au point qu’un divin et sain sauveur agisse à notre place (le sage chef d’un État pouponnière),
et à d’autres moments, que nous serions extraordinaires au point de savoir gérer l’humanité spontanément et mieux que toutes les structures qui ont existé depuis des millénaires (comme ça, parce qu’on est devenu si intelligents qu’on saurait spontanément se gérer sans méta structure).
La première étape d’une amélioration sociétale semble être d’entrer dans le processus de sortie des illusions. Et cela sans se précipiter sur les premières conclusions, car tout réveil partiel est pétri d’illusions épaisses.
(Par exemple cf. le chapitre les allocations).
o0o
Tout ce qui est dit ici à propos de l’illusion nommée État est transférable pour les autres domaines illusoires sur lesquels nous bâtissons nos réactions.
Nos réactions sont prévisibles et contrôlables tant que nous prêtons foi à une illusion répandue et répertoriée par un pouvoir ou un autre.
Au moins pour cette raison, aucune liberté systémique ne semble possible, ou satisfaisante, sans liberté intérieure vis à vis des mythes et crédos.
Ni adoration, ni haine, ni indifférence
Pour beaucoup de concitoyen.ne.s, il est vraiment inutile d’inviter à ni haïr ni adorer l’État, parce que l’indifférence s’est installée. « La politique ? Rien à f…. ! »
L’indifférence est une forme de déni ; l’indifférence n’est pas la sagesse.
La sagesse implique une forme de connaissance et de réponse ajustée (harmonie besoin personnel et insertion collective),
tandis que l’indifférence est une réponse décontextualisée égocentrée.
Exemple de sagesse : produire des aliments de qualités, distribués localement, indépendamment du fait que l’État y encourage ou pas, parce qu’on a compris des enjeux environnementaux et humains, et parce que c’est une activité juste pour nous-mêmes.
Exemple d’indifférence : acheter n’importe quoi au supermarché ou sur Internet, parce qu’on méprise les enjeux collectifs et que seul notre confort immédiat et égotique nous mobilise.
Que choisissons-nous ?
- apprendre à construire ce que nous voulons,
- dissiper notre énergie contre un adversaire,
- procrastiner sous prétexte qu’un héros nous sauvera, ou
- ne rien faire parce qu’on a renoncé à s’engager dans la vie ?
Pas d’énergie contre productive
scander « démission » dans une manifestation ?
Cela amplifie l’importance accordée à une éphémère interface humaine du « système ».
Cela distrait de la recherche de causes réelles et profondes des troubles.
Les pieds sur terre
Les médias de type M2 ou M3 vont dénoncer de nombreuses causes politiques réelles ou imaginaires, mais ayant en commun, pour la plupart, d’être hors de portée. Par exemple, on va entendre parler de négociations dans une assemblée totalement hors de contrôle citoyen.
- Qu’a-t-on a portée (à portée de la main, ou à portée de l’esprit) ?
La possibilité d’observer par nous-mêmes, autour et en nous.
Par exemple :
> l’avidité et la domination qui sous-tendent des entreprises et des États, sont deux modes de fonctionnement auxquels nous sommes nombreux à participer.
–> Tant qu’on l’incarne ces valeurs, quelle chance aurions-nous de détrôner ceux qui sont plus forts que nous à ce jeu là ?
> nos sens du plaisir sont au service de caprices égotiques,
–> comment obtenir mieux qu’un état corrompu, si on n’est nous-mêmes en mesure de nourrir notre corps avec sagesse et non par pulsion publicitaire ou par habitudes nutritionnelles familiales malsaines ?
> on a légalisé des violences contre la nature ainsi que l’iniquité économique.
–> si on désapprouve cela, faut-il rentrer en guerre contre les pollueurs et les riches ?
Répondront oui les personnes qui ont adopté le système dominant.
Mais rentrer en guerre génère souvent plus de guerre.
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Les doigts hors du nez
Évidemment, si on attend d’être Bouddha pour agir, on ne va rien faire.
Cette page n’est pas un appel à l’inaction.
Ce texte est une libre réflexion autour du recentrage de nos priorités, une invitation à distinguer action (consciente) vs réaction (sortir les fourches, ou au contraire adorer perdre une liberté après l’autre au fur et à mesure que les lois s’empilent).
Ce n’est pas une invitation à renoncer à toute action politique concertée, mais à se méfier de toute croyance envers un sauveur, ainsi qu’à assumer nos responsabilités caractérielles personnelles dans l’alimentation du chaos global.
Pour certains d’entre-nous, agir politiquement, une fois les pieds reposés sur Terre, les illusions naïves et/ou haineuses au placard, et le mythe du saveur lâché, sera la juste action.
En ce qui me concerne, ma position est en lecture ici.
- Pourrait-on se donner l’espace-temps de porter sur le monde un regard conscient et profond, et de ressentir ce en quoi cela fait écho en nous-mêmes ?
- Pouvons-nous créer une cité, un territoire de paix, tant que nous confondons paix et soumission ?
tant que nous vénérons la guerre pour obtenir ce que nous voulons ?
Vénérer ou haïr le système (ou l’oligarchie) revient à vénérer ou haïr quelque chose inaccessible.
En effet, même s’il existe une oligarchie puissante, nous ne la côtoyons pas, elle est hors de notre portée, nous ne connaissons pas les vrais ressorts du pouvoir, les documentaires officieux (a fortiori officiels) ne nous racontent pas nécessairement ce qu’il serait utile de savoir pour nous émanciper.
Ce n’est pas parce que les évènements nous livrent de temps à autre un super vilain en pâture médiatique ou judiciaire, que nous accédons à une véritable connaissance des dessous des cartes.
Pour créer de la solidarité il nous faut probablement :
* être congruents (cohérence interne) : avoir un mode de vie juste pour nous-mêmes dans lequel une partie de nous n’en tue pas une autre (par exemple sans qu’une envie de fuir dans l’addiction aux écrans nous empêche d’avoir le nécessaire sommeil réparateur).
* incarner un être humain épanoui et suffisamment modeste pour savoir que toute certitude est éphémère.
* débarrassé des certitudes dont on sait déjà qu’elles nuisent à la paix.
* cocréer des entités à taille humaine, pour éviter de poursuivre un universalisme abstrait et pyramidal, et poursuivre une coexistence réelle.
Le noyau familial me semble trop petit (et incitateur à sur-procréer pour compenser sa petitesse de diversité et de forces vives).
* faire société hors du champ pénal.
o0o
Ouvertures
Livre Zomia
L’espace (et le temps) de l’alternative sauvage
Dans Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, l’anthropologue et politiste James C. Scott nous rappelle que, désormais, « nous vivons dans un monde dont toute la surface est occupée », dominé par des « modèles institutionnels standardisés » dont les principaux sont les « modèles nord-atlantiques de la propriété individuelle et de l’Etat-nation » (p. 423). Mais cela n’a pas toujours été le cas. Bien au contraire, en décentrant le regard de la modernité occidentale et de son auto-narration, l’histoire de l’humanité apparaît comme caractérisée, en très grande partie, par l’autonomie politique de petits groupes sociaux qui ont refusé la domination étatique et le concept de propriété privée : ils auraient réussi à préserver leur vocation à la liberté et à l’autonomie en développant des formes égalitaires et horizontales d’organisation sociale et politique. Pour affirmer cela, Scott a rédigé un ouvrage entier d’ethnologie historique sur ce qui représente, à ses yeux, la dernière expérience d’autonomie politique, étendue dans l’espace et persistante dans le temps, capable de résister jusqu’à très récemment à l’avancée du « progrès » : celles des groupes ethniques, comme les Miao ou les Kachin, des collines d’Asie du Sud-Est. Il s’agit d’une vaste région périphérique, ici appelée « Zomia », entre l’Inde et la Chine, en passant par la Birmanie, le Laos et le Vietnam, et qui aurait constitué jusqu’à très récemment le réceptacle spatial de peuples sans État et réfractaires à la domination. Tout en mobilisant, de manière très raffinée, les connaissances ethnologiques et historiques propres à un spécialiste d’aire culturelle, Scott entend faire de ces quelques expériences périphériques de l’histoire des cas exemplaires et significatifs : des fragments exemplaires d’une « histoire globale des populations qui s’efforcent d’éviter l’État ou qui en ont été expulsés », comme les tziganes, les berbères, les nomades de la mer et tous les peuples de pasteurs nomades (p. 428) ; et des cas significatifs, capables de communiquer aux lecteurs d’aujourd’hui, désormais gagnés à la cause de la domination impersonnelle de l’État et de la saturation spatiale du globe, la possibilité que l’homme a eue, et peut-être a encore, de créer des espaces de liberté. Les connaisseurs des ouvrages précédents de Scott, dont notamment Weapons of the Weak et Domination and the Arts of Resistance1, reconnaîtront dans Zomia la capacité sorcière de l’auteur de faire de ces histoires apparemment marginales, et pour certains même insignifiantes, le tissu d’une contre-histoire universelle et de les projeter au cœur des débats philosophiques et politiques d’aujourd’hui.
La topographie du pouvoir d’État
Du point de vue historique et ethnologique, Scott propose une lecture proprement topographique, dans la Zomia, du rapport entre espaces de la domination des vallées, contrôlées par des centralisations politiques, et les espaces de liberté des collines habitées par des peuples égalitaires. L’histoire de ces derniers ne peut être comprise si ce n’est pas par référence, et par opposition dynamique, au processus historique de construction et de développement de centres de pouvoirs étatiques de la sous-région, notamment des Empires chinois et des royaumes « mandala » d’Inde septentrionale, Birmanie, Laos et Vietnam, l’expérience coloniale européenne intervenue plus tard n’étant qu’une appendice hétéro-directe de cette même logique d’imposition de la « civilisation » sur les « barbares ».
Cette lecture topographique et dialectique, qui accompagne toute l’analyse, s’exprime déjà à partir du fort déterminisme géographique, employé dans le premier chapitre (Collines, Vallées et États), pour interpréter l’organisation politique : dans la Zomia, l’opposition « peuples de l’amont »/ « peuples de l’aval » recouperait parfaitement celle entre « populations autonomes » et « populations gouvernées par un État » (self-governing peoples/state-governed peoples) (p. 23). Scott rappelle que ce rapport entre autonomie politique et montagnes est avéré dans d’autres contextes historiques : constantes sont les références, par exemple, aux analyses de Braudel à propos de la civilisation méditerranéenne et de sa faible pénétration sur les montagnes ; ou à l’ethnogenèse Dogon comme peuple de réfugiés sur la falaise de Bandiagara au Mali. L’auteur reconnaît pourtant que le cas des royaumes Incas sur les Andes constitue un contre-exemple (p. 29, 181). Toujours au titre comparatif, il nous rappelle que, dans l’histoire, l’autonomie a été possible également sur d’autres espaces qui, à la différence des montagnes, seraient plutôt « lisses », selon la terminologie deleuzienne : les étendues désertiques sillonnées par les pasteurs nomades ; ou les étendues aquatiques de la mer de Chine ou de l’océan Indien qui ont toujours abrité des pirates anarchiques. Les caractéristiques géographiques indispensables d’un espace de liberté sont des qualités par défaut : la difficulté d’accès et de contrôle par des entités politiques externes ; et surtout, le faible potentiel d’exploitation agricole.
Pour l’analyse des États d’Asie du Sud-Est, Scott mobilise, de manière ici peu critique et sans les citer, les théories classiques (Engels, Wittfogel, Service) sur l’origine de l’État et son lien avec le développement de l’agriculture sédentaire et le contrôle des réseaux hydriques comme voies de communication et sources d’irrigation à grande échelle. Dans la région, les États seraient apparus dans le seul contexte géographique propice à cet effet, à savoir les vallées, pour leur potentiel d’exploitation agricole fixe et intensive et pour la facilité de domination militaire du territoire et de la main-d’œuvre captive. L’auteur dégage et décrit ainsi tout le développement historique des États mandala comme un processus d’expansion territoriale liée à la conversion de terrains libres et « improductifs » à l’agriculture céréalière centralisée (Chapitre 2. L’espace étatique). Cette expansion aurait été opérée, entre autres, par la transformation de droits et usages des terres, avec le passage de l’exploitation commune ouverte (open common-property) à la copropriété fermée (closed common-property) (p. 25) : l’idée d’enclosure agricole était ainsi l’image métaphorique d’un pouvoir ayant la vocation à s’affirmer sur un espace fini, approprié, saturé, contrôlé et exploité.
La production agricole n’était pourtant que le moteur initial de la machine d’expansion des États. Un autre vecteur crucial était l’ambition à exploiter, au sens littéral du mot, le potentiel économique des masses vivant dans les périphéries du territoire, pour en faire une main-d’œuvre captive et des sujets soumis à l’imposition fiscale (Chapitre 3. Concentrer la main-d’œuvre et les réserves céréalières). Scott reprend ici, pour les États précoloniaux d’Asie, ses propres théories à propos de l’État « moderne » présentées dans son célèbre ouvrage Seeing like a State2. La mission civilisatrice étatique s’accomplirait par la soumission des terres et des hommes à une volonté de domination et de lisibilité des sujets, euphémisée par la « volonté de savoir » du cartographe d’État. Cette domination spatiale ne peut se faire qu’à travers le contrôle et la gestion de la mobilité des habitants des périphéries, en leur imposant la sédentarisation et l’enrôlement au service des intérêts étatiques. Il s’agit d’une incorporation progressive et concentrique des espaces libres environnants, dont le degré d’autonomie se mesure en fonction de la distance-temps que les armées emploient pour les atteindre à partir des centres royaux (p. 77-79). Le contrôle des peuples périphériques devient ainsi une obsession pour les élites étatiques, puisque l’existence d’une marge non gouvernée représente constamment la possibilité d’une alternative à la vie à l’intérieur de l’État (p. 27).
Cette guerre contre l’insoumission dans l’Asie précoloniale a pris la forme, dans les représentations culturelles des élites, d’une croisade de la civilisation contre la barbarie. Cela montre une sorte d’équivalence avec les représentations étatiques et élitistes décrites, par exemple, par Ibn Khaldun à propos du monde Arabe ou avec celles qui ont guidé l’expérience coloniale européenne (p. 154 et ss.). A ce propos, le cas du bassin rizicole du sud-ouest de la Chine est exemplaire pour cette opposition entre civilisation et barbarie : elle est ici pensée comme une opposition, aux nuances lévi-straussiennes, entre peuples « cuits », puisque dotés de culture, et peuples « crus » (p. 166-167). Or, l’anthropologue regrettera ici que l’auteur ne se préoccupe pas de poser la question de savoir si la culture des peuples « non-gouvernés », et leur « pensée sauvage », présente elle aussi ce type de distinction et de hiérarchisation des humains en fonction de la prétendue présence ou absence de culture. Dans la plus vaste littérature ethnologique, certaines études affirment que les peuples sans État, comme les sociétés amérindiennes étudiées par P. Descola3, ne présenteraient pas ce type d’opposition, alors que d’autres exemples ethnographiques du même genre, comme ceux sur la construction de l’idée d’humanité chez les pasteurs nomades, montrent qu’une idée de civilisation et de distinction culturelle entre les « formes d’humanité » existe quand même4. Les cultures des peuples à État et les cultures des peuples non gouvernées sont-elles vraiment aussi opposées, comme Scott le sous-entend, dans la présence et l’absence de toute distinction et hiérarchisation culturelle des groupes ? Ou bien cela doit plutôt être entendu comme une question de degré et d’affirmation historique d’un registre civilisationnel particulier au détriment d’autres pourtant concurrents ?
En laissant la réponse aux spécialistes d’aire, il n’en reste pas moins que l’expansion territoriale des États mandala s’accompagne de l’idée d’une « mission civilisatrice » (p. 161). Celle-ci aspire à une double domestication culturelle. Tout d’abord, elle prend la forme eliasienne de « civilisation des mœurs » des élites, avec par exemple l’importation de la culture brahmanique de l’Inde dans les courts de Cambodge, Java, Birmanie et Siam (p. 156). Puis, elle se manifeste par l’imposition, par les centres politiques, d’une uniformisation ou d’une subordination culturelle et linguistique sur les espaces périphériques (p. 324-334), à l’encontre de leur pluralité et de leur fluidité ethnique. Le cas plus symptomatique de cette acculturation forcée est l’hégémonie ethno-culturelle des Han imposée jusqu’aux frontières de la sphère de pouvoir chinoise.
L’espace de la résistance et la place de l’histoire
Entendue comme réaction au développement territorial de l’État, l’histoire des « peuples sans gouvernement » des périphéries est elle aussi interprétée par Scott au prisme de la topographie. L’une des conditions qui ont permis des poches d’autonomie dans la Zomia serait un rapport de production particulier des communautés locales avec les terres et le contexte écologique des collines. Il s’agit de la possibilité d’une subsistance reposant sur la pratique de l’agriculture itinérante (shifting agriculture). Une production itinérante en hauteur, basée sur la mise à repos des terrains, serait beaucoup plus prolifique au niveau nutritionnel qu’un système productif centralisé et concentré sur la monoculture céréalières des vallées, qui expose les populations, non seulement aux travaux forcés et d’autres formes d’aliénation, mais aussi à la menace de famines et d’épidémies (p. 215-218).
Cette possibilité structurelle a permis de développer tout un système dialectique de réactions et réponses à l’avancée de l’État, dont la principale est la fuite (flight) et la création d’espaces-refuges (Chapitre 5. Tenir l’Etat à distance). « L’art de ne pas être gouvernés » – expression qui donne le titre original à l’ouvrage – se manifeste tout d’abord dans la grande mobilité physique de petits groupes éparpillés, une sorte de nomadisme politique qui leur permet de retrouver ailleurs les conditions pour vivre en autonomie. Ce « processus de migration ‘’statofuge’’ » (p. 176) aurait même produit la réalité composite au niveau démographique et ethnique de la Zomia (p. 188-194). Dans une perspective qui se revendique d’un « constructivisme radical » (Chapitre 7. Ethnogenèse), Scott affirme refuser tout essentialisme ethniciste, décrivant les groupes ethniques des collines comme le résultat historique d’une mixité et d’une fluidité identitaire constamment alimentée par la mobilité des groupes fugitifs. Des ethnonymes comme Miao, Hmong ou Karènes (p. 317et ss.) prennent ainsi sens non pas sur la base de quelques caractéristiques communes intrinsèques à ces groupes, mais comme désignations collectives en négatif de groupes divers qui ont réussi à se soustraire à la domination de l’État et dont ce refus constituerait le seul vrai dénominateur commun.
Scott nous offre ainsi une grille de lecture dynamique et dialectique de l’histoire de ces peuples et de l’histoire de l’État. La condition de « non gouvernés » serait non pas une émanation naturelle des choses, mais le produit d’une logue histoire d’avancée de la civilisation et de fuites. Cependant, l’auteur est bien conscient du risque de faire apparaître, dans cette perspective, l’histoire des peuples de la Zomia comme celle d’une humanité passive, simplement rejetée par le moteur de la civilisation. Pour éviter cela, il montre que ces peuples fondent leur anarchisme politique non seulement sur la base des rapports dialectiques avec un État extérieur, mais aussi grâce à des dynamiques sociales internes. Scott compare et applique ici aux sociétés de la Zomia les théories anthropologiques sur les sociétés « acéphales », dont les structures sociales fluides – les dynamiques de fission et fusion des segments lignagers (p. 276), ou l’égalitarisme en termes de richesse et de statut social – empêcheraient l’émergence interne de l’État. Finalement, pour éviter de présenter ces peuples comme les simples rebuts de l’histoire étatique, Scott reprend à son compte une idée bien enracinée dans la pensée anarchiste et libertaire et dans la philosophie politique qui va de Spinoza à Deleuze et au mouvements intellectuels actuels de la Multitude : il invite à interpréter l’autonomie des zomiens comme un choix ou une affirmation, active et délibérée, de refus de l’État. Ce refus trouverait son expression culturelle dans leurs rituels et sa manifestation politique dans les rébellions insurrectionnelles qui prennent la forme – classique pour les sociétés rurales – du prophétisme religieux (Chapitre 8. Prophètes du renouveau, p. 373 et ss.).
L’interprétation de l’anarchie des « barbares » comme pure vocation ou désir de liberté s’inscrit dans l’enseignement de l’anthropologie politique de Pierre Clastres, dont la Société contre l’Etat aurait eu, pour la rédaction de Zomia, « une allure divinatoire » (p. 14). Conçu à l’intérieur de l’échange réciproquement fécond entre l’auteur et le spinozisme libertaire de Deleuze et Guattari et à partir de l’ethnographie des Tupi-Guaranì d’Amazonie, le texte de Clastres proposait une lecture anarchiste de la liberté des « primitifs » comme une condition découlant d’un espace civilisationnel complètement vierge par rapport à tout contact avec l’Etat, soit par distance géographique, soit par prévention contre tout émergence interne grâce au fractionnement tribal. Avec Zomia, Scott essaye alors de reformuler la théorie anarchiste de Clastres non pas dans un espace de liberté en dehors de l’histoire, mais dans un contexte historique où il peut plutôt prendre forme en interaction dynamique avec un État extérieur.
Cette introduction d’une posture constructiviste et historique dans l’interprétation anarchiste de la liberté sauvage est opérée par Scott en associant aux théories de Clastres celles d’Ibn Khaldun – et actualisées par Ernest Gellner – sur les arabo-berbères et l’étude d’Edmund Leach sur les Kachin de Birmanie5. Ces travaux ont rendu compte de systèmes politiques dynamiques entre les deux pôles du pouvoir politique localisés dans des espaces différents. Ibn Khaldun et Gellner ont montré l’interdépendance, quoique conflictuelle, entre les centralisations politiques des villes et l’anarchie tribale arabo-berbères du désert (badyyia), avec une opposition concentrique entre la « terre du gouvernement » (makhzen) et l’espace de la « dissidence institutionnalisée » (siba). Edmund Leach, dans un contexte qui rentre d’ailleurs dans l’aire d’intérêt plus immédiat pour Scott, a montré le passage constant et ininterrompu des populations Kachin entre les aires collinaires, régis par une organisation sociale anarchique et égalitaire (gumlao), et les zones en aval présentant un système politiquement centralisée et socialement hiérarchisé (gumsa) (p. 275-290). D’autres études célèbres auraient conforté davantage l’approche comparatif de Scott, comme par exemple la théorie d’Igor Kopytoff sur l’histoire précoloniale de l’Afrique comme une dynamique perpétuelle de centralisation et de fuite de populations dans les « frontières » ou espaces interstitiels de liberté non encore soumis au pouvoir d’Etat6.
Ces références permettent à Scott de réintroduire la dimension historique dans sa topographie du pouvoir et de la résistance, faisant de l’histoire une affaire d’oscillation spatiale entre les pôles de la domination et de la liberté. Cependant, l’usage que Scott en fait est parfois partiel : les théories de Gellner, Leach ou Kopytoff, en décrivant la dialectique entre espaces étatiques et espaces de liberté, montrent également que les peuples non gouvernés peuvent participer activement au renouvellement du pouvoir central jusqu’à représenter, à certaines conditions, le conflit, la dissidence et la rébellion comme un élément potentiellement constitutif, et non pas seulement alternatif, du pouvoir étatique et de sa régénération.
Une place résiduelle ou la place globale pour les peuples non gouvernés au XXI siècle ?
Dans Zomia, Scott réussit à introduire les peuples anarchiques dans l’histoire, en montrant leur « dialectique co-évolutive » avec les Etats. Cependant, la dynamique oscillatoire entre la domination et la liberté s’est montrée possible seulement à condition qu’il y ait de l’espace disponible pour préserver ou reconstituer une zone d’autonomie. La contre-histoire des peuples non gouvernés de la Zomia a été concevable tant qu’il y a eu de la place pour eux dans un monde de plus en plus saturé par les Etats et la civilisation. Fin de l’espace, fin de l’histoire ? L’auteur lui-même l’affirme à plusieurs reprises, identifiant la fin de la deuxième guerre mondiale comme le moment où le développement des technologies et l’avancée des pouvoirs territoriaux a englobé à jamais toute périphérie insoumise (p. 424). Certes, Scott identifie encore des manifestations résiduelles de cette logique dans le monde contemporain : les activités de guérilla dont les mêmes peuples montagnards d’Asie ont été protagonistes lors des guerres indochinoises ; ou plus récemment, le retranchement des taliban sur les montagnes de Tora Bora en Afghanistan (p. 175), pour résister à une guerre hyper-technologique menée par des drones à distance et appuyée par une lecture satellitaire de la topographie. Mais ces expériences étant résiduelles et destinées à disparaître, quelle est l’utilité de réfléchir à la contre-histoire de la Zomia aujourd’hui ? Quelle est leur actualité ?
Il faut en effet se demander pourquoi ce livre, comme d’ailleurs le reste de la production intellectuelle de Scott, a attiré l’intérêt d’activistes et de penseurs, surtout de la mouvance libertaire et anarchiste, et circulent dans les places urbaines ou virtuelles de la contestation contemporaine, au point que Scott est considéré comme l’un des auteurs inspirateurs, par exemple, des mouvements d’Occupy et des Indignés dans le monde entier7. La pensée de David Graeber8, un autre anthropologue anarchiste qui a été d’ailleurs collègue de Scott à Yale, peut nous servir pour comprendre l’actualité de ce type d’anthropologie libertaire et de l’expérience des « peuples sans gouvernements ». Graeber, en effet, est considéré comme l’un des principaux inspirateurs et activistes du mouvement Occupy Wall Street et a souvent présenté les sociétés sans État comme l’attestation ethnographique qu’un « autre monde est possible ». Graeber considère qu’il est nécessaire de reconstituer activement, dans les places centrales des villes globales, des espaces de liberté et d’égalité à l’image des « sauvages » et épargnés du capitalisme impérial. Il s’agirait d’expériences alterotopiques9 inspirées des « zones autonomes temporaires » d’Hakim Bey – et que ce dernier a pensé en s’inspirant des « machines de guerre » de Deleuze et Guattari, théorisées à leur tour à partir de la lecture de l’anthropologie classique sur les sociétés acéphales d’Evans-Pritchard et Pierre Clastres.
Ce débat de forte inspiration anthropologique sur les alternatives politiques est marqué par deux interrogations fondamentales. La première consiste à savoir s’il est possible de constituer, aujourd’hui, des formes de vie collective fondée, dans l’organisation des relations sociales, sur l’égalité plutôt que sur la hiérarchie et, dans l’organisation politique, sur la participation directe plutôt que sur la délégation du pouvoir. Cette interrogation, aux teintes libertaires et anti-autoritaires, remet en discussion une vision du politique comme ancré indissolublement à ces figures de la domination que sont l’État et les institutions. Les réponses qui émergent dans les mouvements globaux de contestation et pour la justice sociale, au Sud comme au Nord, proposent de substituer cette politique centrée sur les figures de l’autorité, de la domination et du corps politique détaché par la pratique radicalement démocratique d’une politique immanente, encastrée dans la « société civile » et produite directement par l’agir des multitudes. Dans un contexte de globalisation, qui a saturé et englobé tout espace extérieur à la machine de guerre d’expansion technologique et d’exploitation capitaliste, ce questionnement sur la liberté et l’égalitarisme s’accompagne forcément d’une interrogation de nature géographique : est-il possible, dans ce « temps du monde fini » dont parlait Paul Valéry10, de concevoir et de créer un dehors de la domination, un espace-refuge où vivre l’alternative à la subordination et à l’exploitation de l’État, de la soi-disant civilisation et du capital ?
Scott s’est montré plus pessimiste que son plus jeune collègue Graeber11 sur la création, aujourd’hui, d’espaces en dehors de la domination. Nous l’avons dit, pour lui la saturation du globe par la domination de l’État et de la civilisation capitaliste est désormais irréversible. Dans son dernier ouvrage, Two Cheers of Anarchism12 – écrit comme une sorte de testament intellectuel de son propre positionnement politique et idéologique -, Scott admet croire, pour les sociétés contemporaines, plutôt dans des formes de contestation populaire, même violentes, qui se situent non pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de l’État et du rapport de domination. Les émeutes urbaines des banlieues parisiennes ou londoniennes des dernières années constitueraient ainsi la régurgitation occasionnelle de l’ancienne vocation humaine pour l’insoumission, désormais réprimée à l’intérieur d’un espace entièrement occupé par le pouvoir. Pour Scott, dans un monde « post-zomien » il faudrait réfléchir plus en termes d’infrapolitique – c’est-à-dire à des formes de contournement et de contestation mimétisées à l’intérieur du rapport de pouvoir – qu’en termes d’espaces physiques de liberté, comme il a d’ailleurs montré dans Domination and the arts of resistance. Mais l’histoire achevée des zomiens reste maintenant dans notre mémoire – sous la forme écrite, grâce à Scott, en dépit des avantages que l’auteur reconnaît plutôt à l’oralité (Chapitre 6 ½. Oralité, écriture, textes) – pour nous rappeler que la servitude volontaire n’est pas la destinée de l’homme. Le lecteur marxiste – dont Scott critique constamment les figures tutélaires telles que Lénine, Mao, Gramsci et Hobsbawm – reprochera au théoricien anarchiste de ne pas offrir de théorie de la prise du pouvoir, de changement structurel politiquement organisé et de sujet révolutionnaire conscient. Mais la pensée de Scott est enracinée dans la critique libertaire, qui a émergé à la fin des années 1960 en opposition au marxisme traditionnel et qui fixe aujourd’hui – un peu paradoxalement, de manière presque hégémonique – les termes du débat sur l’alternative politique dans la pensée critique et les mouvements contestataires.
Riccardo Ciavolella, anthropologue, est chercheur CNRS à l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain et membre du Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales de l’EHESS, où il enseigne l’anthropologie politique. Il est notamment l’auteur de Les Peuls et l’État en Mauritanie. Une anthropologie des marges (Karthala, 2010) et de Antropologia politica e contemporaneità. Un’indagine critica sul potere (Mimesis, Milan, 2013).
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